mardi 23 décembre 2014

La Traverse ferme, je ne peux me fendre que d'une lettre ouverte...


La Traverse ferme, je ne peux me fendre que d'une lettre ouverte... :
Lettre ouverte à Doris Séjourné, Gérante de La Traverse, La plus belle librairie de La Courneuve.

Ma très chère Doris,


Dois-je l'avouer, dois-je l'admettre : j'étais peu présent à La Traverse ?

Pourtant, parmi toutes les expériences, toutes les réalisations que j'ai connues, auxquelles j'ai participé, une, La Traverse, allait plus loin et mieux que ce que nous pouvions faire.

Je ne me sens pas attristé, mais désespéré à l’idée que ferme la Traverse…

J'ai de la chance : j'ai 57 ans ! Lorsque je me promenais, enfant, dans les rues d'Aubervilliers, j'entrais régulièrement dans les librairies, qui étaient des endroits aussi accessibles les épiceries, les boulangeries, les boucheries, les quincailleries, ou les bazars ! Ces mots-là n'appartiennent plus au vocabulaire des enfants de nos villes.

Je savais que je pouvais entrer chez « Delva », rue du Moutier. Je savais que le libraire m'accueillerait, simplement, et me laisserait consulter pendant des heures si je le voulais, la couverture des livres de poche, et des beaux livres exposés dans la vitrine.

Dois-je l'avouer : il m'est arrivé de suivre à la lettre la consigne de l'éditeur Maspero qui indiquait sur la quatrième de couverture de chacun de ses ouvrages « Si vous ne pouvez pas m'acheter, volez-moi ». Que j'étais fier, tenant bien caché sous mon manteau serré contre ma poitrine, les paradis imaginaires de nos plus grands auteurs. Tenir un livre, le plaquer contre son cœur. S'imaginer, ébloui et émerveillé, en train de découvrir les premiers mots, la première page. En train de se retenir d'aller vite à la dernière, tant l'impatience était grande d'embrasser tout le texte ! Et sachant pour autant qu'une fois ce texte lu, plus jamais nous ne pourrions le découvrir.

Il y a deux ou trois ans, dans le département où je travaille, le Val de Marne, j'ai voulu acheter les « grands textes du XXe siècle » que publiait Le Monde. Combien de kilomètres, combien d'heures ai-je passé sur les routes, juste pour trouver une maison de presse disposant des ouvrages ?

Car nous en sommes là : dans cette France dont nous chérissons la culture, l'ouverture d'esprit, la qualité intellectuelle, les merveilles des lumières : nous ne pouvons même plus trouver un livre de poche publié par les éditions Le Monde ! Nous en sommes là, nous qui cherchons un titre précis (ou pas), à être frappé d’interdit, impossible de disposer d’un livre, car il est matériellement, physiquement, géographiquement, territorialement inaccessible.

Il faut aller sur Internet, et subir. Subir la vitesse, l'excessive vitesse, de l'achat. Pas de la lecture, pas de la lecture qui demande du temps. Cela est incompatible avec les exigences économiques de certaines grandes maisons d’édition, qui accordent des avantages financiers massifs, aux pires des distributeurs. Ces distributeurs qui laissent le lecteur chez lui et lui parlent « bit à bit », ou, ce qui est pire encore « B to C » (prononcer bitouci).

On ne peut défendre conjointement les paradis dorés de vieillards californiens et l'intelligence sensuelle de la découverte physique, tactile, d’un livre. Moi qui ne suis pas intelligent, je peux le dire avec discrétion, avec sincérité, avec simplicité : j'ai besoin de La Traverse.

Et La Traverse, qui était sur le fil du rasoir, vient de recevoir l’avis du Tribunal de Commerce : Dépôt de bilan, liquidation judiciaire, cessation de paiement. La Traverse ferme. La Traverse, qui dans ses rayonnages n'avaient que des livres, que de l'intelligence, que du bonheur, de la réflexion, de la sensibilité, ferme. Le Tribunal de Commerce dit : La Traverse ferme. La Traverse n'est pas rentable.

Je pense à Doris. Je pense à Doris mon amie d'enfance. Lorsqu'elle m’a appris qu'elle ouvrirait une librairie, et à la Courneuve qui plus est, je me suis dit : « elle est folle ». En même temps, il faut admettre que pour moi elle rejoignait un cercle fermé de grands personnages. Immédiatement, j'ai pensé à Rilke, « lettre à un jeune poète ». À cet engagement plus fort que tout, total, infini, qui n’admet aucune compromission. Doris est comme ça, ce joyau merveilleux qu'elle a fait naître et éclore, qu'elle tenait dans ses mains et nous offrait, chaque semaine avec des rencontres avec des auteurs ou des éditeurs. Et nous ne répondions pas, ou en tout cas je ne répondais pas. Pas assez. C'est aussi mon inaction, c'est ma neutralité, qui aujourd'hui l’a fait mourir. J'ai honte de moi. Comment ne pas avoir honte, lorsqu'on aime la littérature, qu'on connaît La Traverse, et qu'on laisse La Traverse se démêler avec des histoires de bénéfices. Nous parlons de littérature, nous parlons de Giono, nous parlons de Genet, nous parlons de Sand, de Dostoïevski, nous parlons de ce qui fait que les hommes sont des hommes. Et nous sommes là, à regarder échouer et s'échouer La Traverse.

Qui reprendra le flambeau, maintenant que nous l'avons laissé se perdre, maintenant que vous l’avez laissée se perdre ? Nous pouvons craindre l'avenir. Oui, oui nous pouvons craindre l'avenir, s'il n'est plus possible de trouver une librairie en bas d'une cité. Elle parlait italien avec les italiens, elle parlait russe avec les russes, et avec chacun d'entre nous elle parlait du langage des Hommes. Qui prendra maintenant le flambeau, qui parlera le langage des Hommes au bas de la cité de la Courneuve ? Qui ? Quel enfant entrera dans une librairie, regardera les couvertures, et découvrant en quatrième de couverture ce texte magique « si vous ne pouvez pas m'acheter, volez-moi » ? Qui posera en tremblant, rouge de honte, qui glissera sous son paletot l’objet du mal, le livre, et le dégustera en cachette, sous les couvertures, la nuit, dans sa chambre ? Quel enfant aura cette chance ? Et comme moi, 50 ans après, continuera d'espérer par la littérature ?

Ne me parlez pas d'engagement, ne me parlez de rien… Laissez-moi dans les affres de ce monde : La Traverse détruite par manque de bénéfice ! Il sera interdit de découvrir un nouvel ouvrage, il sera interdit d'entendre s’ouvrir la porte de la librairie, et de demander avez-vous le dernier bouquin de … ? Nous avons tous notre responsabilité, mais assurément, assurément certains d'entre nous ont plus de responsabilités que d'autres.

Encore ce matin, j’écoutais la chronique de Philippe Meyer sur Culture, parlant de l’apprentissage de la lecture… et voilà qu’il est impossible de permettre, non seulement permettre, mais être honoré de l’existence de la Traverse !!!

Oui, je suis atterré…

Notre monde est-il donc devenu tellement mercantile qu’il devient réellement impossible de disposer du bien culturel le plus élémentaire ?

Vraiment, le conseil littéraire, le contact avec les éditeurs, et bien sûr plus encore avec les auteurs ne doit-il passer que par les sites de ventes en ligne ?

Est-ce réellement ce que nous voulons, ce que nous souhaitons lorsque nous déposons notre bulletin de vote, qu’il soit vert, blanc, bleu, ou rouge (évidemment pas bleu marine !) ?

C’est un engagement public, un engagement politique qui est nécessaire. Comment ? Je n’en sais rien, mais je trouve injuste de ne pas pouvoir errer au milieu des rayonnages magiques d’une librairie de quartier, surtout si c’est « la plus belle de La Courneuve ». Et sans livre, comment sera-t-il possible à la population de cette cité d’imaginer que c’est aussi pour elle, le livre, les mots, la littérature ? Comment écriront-ils son nom « Liberté » ?

« Je fais souvent ce rêve, étrange et merveilleux …»


Ton ami,


RL

2 commentaires:

  1. Merci pour votre article...oui, c'est bien triste.

    En attendant, on peut lire : " La Mafia des tribunaux de commerce : Un tour de France de la corruption " par Antoine Gaudino ( ed : Broché ) 15€.

    Évidemment, on ne pourra plus acheter ce livre à la Courneuve, dans la librairie de
    Madame Doris Séjourné.

    Le livre de M. Gaudino date des années 90 mais quel enseignement sur cette mafia au cœur de notre République ! Rien n'a changé.

    Madame Taubira a dit qu'elle prévoyait une loi pour transformer cette institution mafieuse en organisme public. Qu'attend-elle ?

    La Librairie " La Traverse " n'était-elle pas de salubrité publique ?

    Il est grand temps Madame Taubira si vous lisez ce blog ( pourquoi pas ? Informons la ! ) de vous attaquer à cette pieuvre des "Tribunaux de Commerce" qui ne sont là que pour dépecer les entreprises et se payer sur la bête. Des centaines de milliers de chômeurs à son actif !

    Il faut lire le livre de M.Gaudino, on aura une autre vision de la V° République après coup. Un livre qui vous éclaire en même temps qu'il vous réveille de la torpeur. Un livre amer en attendant d'en lire d'autres plus souriants. Mais un livre indispensable pour mieux comprendre le mécanisme qui fut en partie à l’œuvre dans l'affaire de la Librairie " La Traverse ". On imagine bien...

    Il aurait sans doute été préférable de lire l'ouvrage d'Antoine Gaudino à l'intérieur de la Librairie " La Traverse " mais visiblement personne n'aura plus ce plaisir.

    Carton rouge aussi pour le Centre National des Lettres. Nullissime !
    Carton rouge pour le conseil Général ! Nullissime !
    Carton rouge pour le Conseil régional ! Nullissime !

    CARTON NOIR pour les Tribunaux de Commerce ! Cette mafia au cœur de notre République.

    S'il y avait une " politique du Livre " à soutenir contre vents & marées, c'était bien là en Seine Saint-Denis, à la Courneuve !

    Prochain nom pour une " Librairie/ Laverie " :

    "Contre Vents & Marées " !

    Qui va relever le défi ?

    M. Roger Levecque ? Ses amis ?


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  2. Madame,
    Je vous remercie pour votre commentaire, et vous prie de m'excuser de ma réponse tardive !
    Tout comme vous, je crois que les politiques ont leur responsabilité, mais travaillant dans une collectivité territoriale et à leur côté, pour ne pas dire "pour eux", je me dois de constater que - et sans les dédouaner de leurs responsabilités - les tâches à accomplir sont nombreuses, variées, et parfois aussi difficiles que d'escalader l'Everest !
    Je crois au savoir et en la nécessité de protéger "biodiversité culturelle", au même titre que la biodiversité de la faune et de la flore.

    Je lirai avec intérêt l'ouvrage que vous recommandez.

    Cordialement,

    Roger Levecque

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