La Traverse ferme, je ne peux me fendre que d'une lettre ouverte... :
Lettre ouverte à Doris Séjourné,
Gérante de La Traverse, La plus belle librairie de La Courneuve.
Ma très chère Doris,
Dois-je l'avouer, dois-je
l'admettre : j'étais peu présent à La Traverse ?
Pourtant, parmi toutes les
expériences, toutes les réalisations que j'ai connues, auxquelles j'ai
participé, une, La Traverse, allait plus loin et mieux que ce que nous pouvions
faire.
Je ne me sens pas attristé,
mais désespéré à l’idée que ferme la Traverse…
J'ai de la chance :
j'ai 57 ans ! Lorsque je me promenais, enfant, dans les rues d'Aubervilliers,
j'entrais régulièrement dans les librairies, qui étaient des endroits aussi
accessibles les épiceries, les boulangeries, les boucheries, les quincailleries,
ou les bazars ! Ces mots-là n'appartiennent plus au vocabulaire des enfants de
nos villes.
Je savais que je pouvais
entrer chez « Delva », rue du Moutier. Je savais que le libraire
m'accueillerait, simplement, et me laisserait consulter pendant des heures si
je le voulais, la couverture des livres de poche, et des beaux livres exposés
dans la vitrine.
Dois-je l'avouer : il
m'est arrivé de suivre à la lettre la consigne de l'éditeur Maspero qui
indiquait sur la quatrième de couverture de chacun de ses ouvrages « Si vous ne
pouvez pas m'acheter, volez-moi ». Que j'étais fier, tenant bien caché sous mon
manteau serré contre ma poitrine, les paradis imaginaires de nos plus grands
auteurs. Tenir un livre, le plaquer contre son cœur. S'imaginer, ébloui et
émerveillé, en train de découvrir les premiers mots, la première page. En train
de se retenir d'aller vite à la dernière, tant l'impatience était grande
d'embrasser tout le texte ! Et sachant pour autant qu'une fois ce texte lu,
plus jamais nous ne pourrions le découvrir.
Il y a deux ou trois ans,
dans le département où je travaille, le Val de Marne, j'ai voulu acheter les « grands
textes du XXe siècle » que publiait Le Monde. Combien de kilomètres,
combien d'heures ai-je passé sur les routes, juste pour trouver une maison de
presse disposant des ouvrages ?
Car nous en sommes là : dans
cette France dont nous chérissons la culture, l'ouverture d'esprit, la qualité
intellectuelle, les merveilles des lumières : nous ne pouvons même plus trouver
un livre de poche publié par les éditions Le Monde ! Nous en sommes là, nous
qui cherchons un titre précis (ou pas), à être frappé d’interdit, impossible de
disposer d’un livre, car il est matériellement, physiquement, géographiquement,
territorialement inaccessible.
Il faut aller sur Internet,
et subir. Subir la vitesse, l'excessive vitesse, de l'achat. Pas de la lecture,
pas de la lecture qui demande du temps. Cela est incompatible avec les
exigences économiques de certaines grandes maisons d’édition, qui accordent des
avantages financiers massifs, aux pires des distributeurs. Ces distributeurs
qui laissent le lecteur chez lui et lui parlent « bit à bit », ou, ce
qui est pire encore « B to C » (prononcer bitouci).
On ne peut défendre
conjointement les paradis dorés de vieillards californiens et l'intelligence
sensuelle de la découverte physique, tactile, d’un livre. Moi qui ne suis pas
intelligent, je peux le dire avec discrétion, avec sincérité, avec simplicité :
j'ai besoin de La Traverse.
Et La Traverse, qui était
sur le fil du rasoir, vient de recevoir l’avis du Tribunal de Commerce :
Dépôt de bilan, liquidation judiciaire, cessation de paiement. La Traverse ferme.
La Traverse, qui dans ses rayonnages n'avaient que des livres, que de
l'intelligence, que du bonheur, de la réflexion, de la sensibilité, ferme. Le Tribunal
de Commerce dit : La Traverse ferme. La Traverse n'est pas rentable.
Je pense à Doris. Je pense
à Doris mon amie d'enfance. Lorsqu'elle m’a appris qu'elle ouvrirait une
librairie, et à la Courneuve qui plus est, je me suis dit : « elle
est folle ». En même temps, il faut admettre que pour moi elle rejoignait un
cercle fermé de grands personnages. Immédiatement, j'ai pensé à Rilke, « lettre
à un jeune poète ». À cet engagement plus fort que tout, total, infini, qui
n’admet aucune compromission. Doris est comme ça, ce joyau merveilleux qu'elle
a fait naître et éclore, qu'elle tenait dans ses mains et nous offrait, chaque
semaine avec des rencontres avec des auteurs ou des éditeurs. Et nous ne
répondions pas, ou en tout cas je ne répondais pas. Pas assez. C'est aussi mon
inaction, c'est ma neutralité, qui aujourd'hui l’a fait mourir. J'ai honte de
moi. Comment ne pas avoir honte, lorsqu'on aime la littérature, qu'on connaît La
Traverse, et qu'on laisse La Traverse se démêler avec des histoires de
bénéfices. Nous parlons de littérature, nous parlons de Giono, nous parlons de
Genet, nous parlons de Sand, de Dostoïevski, nous parlons de ce qui fait que
les hommes sont des hommes. Et nous sommes là, à regarder échouer et s'échouer La
Traverse.
Qui reprendra le flambeau,
maintenant que nous l'avons laissé se perdre, maintenant que vous l’avez
laissée se perdre ? Nous pouvons craindre l'avenir. Oui, oui nous pouvons
craindre l'avenir, s'il n'est plus possible de trouver une librairie en bas
d'une cité. Elle parlait italien avec les italiens, elle parlait russe avec les
russes, et avec chacun d'entre nous elle parlait du langage des Hommes. Qui
prendra maintenant le flambeau, qui parlera le langage des Hommes au bas de la
cité de la Courneuve ? Qui ? Quel enfant entrera dans une librairie, regardera
les couvertures, et découvrant en quatrième de couverture ce texte magique « si
vous ne pouvez pas m'acheter, volez-moi » ? Qui posera en tremblant, rouge
de honte, qui glissera sous son paletot l’objet du mal, le livre, et le dégustera
en cachette, sous les couvertures, la nuit, dans sa chambre ? Quel enfant aura
cette chance ? Et comme moi, 50 ans après, continuera d'espérer par la
littérature ?
Ne me parlez pas
d'engagement, ne me parlez de rien… Laissez-moi dans les affres de ce monde :
La Traverse détruite par manque de bénéfice ! Il sera interdit de découvrir un
nouvel ouvrage, il sera interdit d'entendre s’ouvrir la porte de la librairie,
et de demander avez-vous le dernier bouquin de … ? Nous avons tous notre
responsabilité, mais assurément, assurément certains d'entre nous ont plus de
responsabilités que d'autres.
Encore ce matin, j’écoutais
la chronique de Philippe Meyer sur Culture, parlant de l’apprentissage de la
lecture… et voilà qu’il est impossible de permettre, non seulement permettre,
mais être honoré de l’existence de la Traverse !!!
Oui, je suis atterré…
Notre monde est-il donc
devenu tellement mercantile qu’il devient réellement impossible de disposer du
bien culturel le plus élémentaire ?
Vraiment, le conseil
littéraire, le contact avec les éditeurs, et bien sûr plus encore avec les
auteurs ne doit-il passer que par les sites de ventes en ligne ?
Est-ce réellement ce que
nous voulons, ce que nous souhaitons lorsque nous déposons notre bulletin de
vote, qu’il soit vert, blanc, bleu, ou rouge (évidemment pas bleu marine !) ?
C’est un engagement public,
un engagement politique qui est nécessaire. Comment ? Je n’en sais rien,
mais je trouve injuste de ne pas pouvoir errer au milieu des rayonnages
magiques d’une librairie de quartier, surtout si c’est « la plus belle de
La Courneuve ». Et sans livre, comment sera-t-il possible à la population de
cette cité d’imaginer que c’est aussi pour elle, le livre, les mots, la
littérature ? Comment écriront-ils son nom « Liberté » ?
« Je fais souvent ce
rêve, étrange et merveilleux …»
Ton ami,
RL